Grands Défis et l’aide humanitaire

Par Abdallah S. Daar, Trillium Chang, Angela Salomon and Peter A. Singer

Publié à l’origine dans la revue Nature : 11 juillet 2018

L’écart entre l’ampleur des besoins humanitaires et la capacité mondiale à y répondre est énorme et ne cesse de croître. Nous décrivons ici une tentative de définir les moyens de combler cet écart (voir les 10 principaux Grands Défis humanitaires)

Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, les crises humanitaires touchent directement plus de 140 millions de personnes dans 37 pays. Plus de 65 millions de ces personnes ont été déplacées de force de leurs domiciles – il s’agit du niveau le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. Près de 60 % de ces personnes se trouvent actuellement en Afrique et au Moyen-Orient, notamment en Turquie, au Liban, en Ouganda et en Éthiopie1. Les autres sont des réfugiés, des demandeurs d’asile, des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, des personnes qui ne demandent pas encore l’asile et bien d’autres encore.

Une grande partie des besoins humanitaires résultent de conflits violents et de guerres civiles qui prennent pour cible les civils et leurs systèmes de soutien, notamment les refuges et les hôpitaux. Beaucoup de besoins sont également liés aux catastrophes naturelles comme que les tremblements de terre, les ouragans, les inondations et les sécheresses. Avec le changement climatique, il est fort probable que certaines de ces catastrophes s’aggravent et deviennent plus fréquentes1.

Toutes ces personnes qui souffrent ont besoin d’aide, et les fonds disponibles sont de plus en plus insuffisants1. Un tiers seulement des 25,4 milliards de dollars américains requis pour l’aide humanitaire en 2018 sera assuré. En d’autres termes, le système humanitaire actuel est en train de s’effondrer. Pour combler cet écart, il est impératif d’augmenter considérablement le financement des programmes. Parallèlement, le système a besoin de fonds supplémentaires pour trouver des solutions novatrices : utilisation de technologies, de produits et de processus provenant d’autres secteurs, nouvelles formes de partenariat, et recours aux idées et aux capacités d’adaptation des personnes touchées par les crises – selon une approche itérative et rigoureusement évaluée2,3. Un équilibre entre les deux types de financement permettrait de renforcer l’efficacité et l’efficience du système humanitaire.

À cette fin, les agences humanitaires ont rencontré des gouvernements, des représentants du secteur privé, des philanthropes et des personnes touchées par les conflits (personnes réfugiées ou nées dans des camps de réfugiés ou personnes ayant travaillé en étroite collaboration avec ces personnes) en novembre 2016 à Toronto, lors d’un événement organisé par Grand Défis Canada (GDC –  voir Qu’est-ce que l’Alliance mondiale pour l’innovation humanitaire – Global Alliance for Humanitarian Innovation – et Grand Défis Canada?) Les participants ont convenu que l’innovation dans le secteur humanitaire pourrait être dynamisée par une liste de priorités, systématiquement définies et convenues. Nous les présentons ici, et décrivons la façon dont elles ont été atteintes.

Nature: Un réfugié rohingya du Myanmar dans un camp bangladais en 2017. Crédit: Adam Dean / The New York Times / Redux / eyevine
Une réfugiée Rohingya du Myanmar dans un camp du Bangladesh en 2017. Crédit photo : Adam Dean / The New York Times / Redux / eyevine

Qu’est-ce que l’Alliance mondiale pour l’innovation humanitaire – Global Alliance for Humanitarian Innovation – et Grands Défis Canada?

Le besoin d’innovation dans l’espace humanitaire a été reconnu lors du Sommet humanitaire mondial d’Istanbul10 en mai 2016. Ce Sommet, le plus important jamais organisé par les Nations Unies, a réuni 9 000 participants provenant d’au moins 173 pays, dont 55 chefs d’État et de gouvernement, des centaines de représentants du secteur privé et des milliers de personnes de la société civile et d’organisations non gouvernementales, y compris des banques multilatérales de développement comme la Banque mondiale.

Le Sommet a donné naissance à l’Alliance mondiale pour l’innovation humanitaire, dont la mission est d’améliorer l’impact et l’efficacité de l’action humanitaire11. Cette alliance complète plusieurs initiatives, notamment le Global Humanitarian Lab (laboratoire humanitaire mondial), le Global Partnerships for Humanitarian Impact and Innovation (partenariats mondiaux pour l’impact et l’innovation dans le domaine humanitaire) et le Fonds canadien pour l’assistance humanitaire. Malheureusement, nombre de ces initiatives ne disposent pas de fonds suffisants pour faire face à l’ampleur du problème en créant un ensemble solide d’innovations de démarrage; la plupart n’ont pas la capacité de les déployer à l’échelle.

Grands Défis Canada (GDC), soutenu par le gouvernement du Canada, finance des innovations technologiques, sociales et commerciales dans le domaine de la santé mondiale. Depuis sa création en 2010, GDC a soutenu 1 000 projets dans plus de 80 pays (voir go.nature.com/2jyaozb). Les dirigeants de GDC ont une longue expérience en matière de partenariat pour cerner les priorités qui catalysent la création de programmes de financement de la recherche ayant un impact au niveau mondial. Parmi ces programmes, on peut citer le programme Grands défis en matière de santé mondiale de Bill & Melinda Gates, basé sur une étude de 20035; l’Alliance mondiale contre les maladies chroniques, basée sur une étude de 20076; et l’Initiative Santé mentale dans le monde de l’Institut national de la santé mentale des États-Unis et GDC, basée sur une étude de 20117.

Poser les bases

Les participants se sont mis d’accord sur la définition d’un grand défi comme étant un obstacle majeur précis qui, s’il est éliminé, aiderait à résoudre un problème humanitaire important. Ils ont convenu que l’aide humanitaire désigne l’aide et l’action visant à sauver des vies, à alléger les souffrances et à maintenir et protéger la dignité humaine pendant et après les crises d’origine humaine et les catastrophes naturelles, ainsi que l’aide et l’action visant à prévenir de telles situations ou à s’y préparer. Les participants ont préconisé l’autonomisation des populations des communautés touchées, en particulier des femmes et des jeunes filles, et l’inclusion d’acteurs extérieurs à la communauté humanitaire habituelle – tels que les jeunes, les intervenants du secteur privé et les personnes touchées. Enfin, les participants ont précisé que l’action devait être régie par quatre principes humanitaires – humanité, impartialité, neutralité et indépendance (voir go.nature.com/2kb88h7).

Les participants ont également anticipé la nécessité de créer des partenariats concernant les priorités recensées. La réunion de lancement de Toronto s’est achevée par une « répétition » visant à cerner quelques grands défis potentiels (voir go.nature.com/2tjms5k). Les participants ont demandé à GDC d’identifier de grands défis en matière d’innovation humanitaire par la méthode Delphi4, une technique qui permet de parvenir à un consensus en utilisant la rétroaction itérative d’experts disséminés. Les participants ont également accepté de servir de noyau pour le panel Delphi. Il s’en est suivi une étude Delphi en trois rondes, similaire aux exercices précédents sur la santé et la maladie57.

GDC a constitué un groupe de 68 experts dans le domaine de l’humanitarisme et de l’innovation. Ceux qui avaient participé au lancement de Toronto ont proposé qu’une ou deux personnes de leur réseau se joignent au groupe (une technique appelée « sondage en boule de neige ». Ont également été invitées dix personnes touchées qui avaient participé au Sommet humanitaire mondial à Istanbul, en Turquie, en mai 2016 et qui ont été proposées pour faire partie du panel Delphi par un responsable du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies. Parmi ces personnes figuraient, entre autres, la fondatrice de l’organisation féministe Dalit, qui représente le groupe discriminé au Népal connu sous le nom d’intouchables, un ambassadeur des réfugiés pour le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés  et une récipiendaire du prix international  Women of Courage  décerné par le secrétaire d’État américain en 2015.

Soixante personnes ont participé à au moins une des trois rondes. La première a été lancée en janvier 2017; la dernière s’est terminée en juillet 2017. Toutes les communications avec les panélistes se sont faites par courrier électronique.

Lors de la première ronde, chaque participant a répondu à la question suivante : Quel grand défi, s’il était résolu, rendrait le travail humanitaire plus efficace et plus efficient à long terme?

  Des personnes se tiennent derrière un cordon de sécurité à San Juan Alotenango, au Guatemala, après l'éruption du volcan Fuego en juin. Crédit photo :  Luis Echeverria / Reuters
Des personnes se tiennent derrière un cordon de sécurité à San Juan Alotenango, au Guatemala, après l’éruption du volcan Fuego en juin. Crédit photo :  Luis Echeverria / Reuters

Les panélistes ont soumis 106 réponses. Nous les avons légèrement modifiées pour assurer la cohérence (en supprimant les doublons et en rassemblant les réponses similaires). Cela a permis de générer 83 déclarations uniques. Nous les avons regroupées en catégories, notamment : financement, autonomisation économique des communautés touchées, équité entre les sexes/violence fondée sur le sexe, identité numérique, gestion de la documentation/des données et outils.

Lors de la deuxième ronde, les panélistes ont choisi 20 défis parmi ces 83 déclarations, et les ont classés de 20 (priorité la plus élevée) à 1 (priorité la moins élevée). Les notes obtenues pour chaque déclaration ont ensuite été additionnées pour l’ensemble des participants afin d’identifier les 20 défis les plus importants.

Lors de la troisième ronde, les panélistes ont classé leurs 10 premiers défis parmi ces 20, 10 étant le plus important. Les notes obtenues pour chaque déclaration ont ensuite été additionnées pour l’ensemble des participants afin d’établir une liste des dix principaux (voir le tableau, dans lequel les classements ont été inversés de manière à ce que la priorité ayant obtenu la note cumulative la plus élevée soit classée en premier). Lors des deuxième et troisième rondes, les participants ont été encouragés à ajouter des commentaires ou des suggestions pour reformuler ou combiner les déclarations.

Sur les 60 panélistes ayant participé à une ou plusieurs rondes, 50 ont terminé la troisième ronde (83,3 %). C’est un taux de réponse élevé pour ce type d’étude internationale à grande échelle avec des participants dispersés. Seules quatre des dix personnes touchées invitées ont participé aux trois rondes de l’étude; les autres ont eu de la difficulté à y prendre part parce qu’elles vivaient et travaillaient encore dans des situations de crise (une difficulté qui n’est pas unique à cette étude). En ce qui concerne les autres participants, il n’y avait pas de différences importantes relatives à la répartition des organisations, aux régions géographiques, au sexe et à l’expertise entre ceux qui ont terminé les trois rondes et ceux qui n’ont pas complété le processus.

Pour les dix Grands Défis humanitaires finaux, les participants ont également été invités à suggérer d’éventuelles questions de recherche (voir tableau). Certains défis – signalés par un astérisque (*) – ont été reformatés et/ou légèrement reformulés par rapport à la soumission originale afin d’accroître la clarté et la cohésion. De nombreux participants ont également suggéré des mesures pratiques importantes qui constituent davantage des actions que des questions de recherche (voir Renseignements complémentaires).

Lors d’une conférence téléphonique en septembre 2017, les panélistes ont discuté de la conception et de la mise en œuvre de partenariats et de programmes de financement des innovations à grande échelle pour répondre aux questions de recherche.

Et maintenant?

Les dix Grands Défis humanitaires retenus dans le cadre de cette étude englobent de nombreux secteurs. Ils préconisent une atténuation de la distinction entre les efforts humanitaires et les efforts de développement. Bien évidemment, ces défis ne couvrent pas tous les obstacles ou les lacunes possibles dans l’un ou l’autre de ces domaines. Certains de ces défis existent depuis longtemps. Pour les relever, il faut maintenant une réflexion concertée, un financement à grande échelle et la mise à profit des nouvelles technologies. Certains ont été abordés d’une manière qui pourrait faire l’objet d’une évaluation d’impact plus poussée – par exemple, en déterminant la meilleure façon de fournir une nutrition complémentaire aux familles pauvres avec de jeunes enfants dans des situations de crise alimentaire2.L’identification des priorités, comme l’a fait cette étude, n’est que la première étape d’un processus continu et à long terme visant à apporter des changements. Dans l’idéal, la plupart des questions de recherche fournies ici examineront comment déployer à l’échelle des solutions dans des lieux spécifiques, de façon qui permettra d’informer la communauté humanitaire mondiale et de l’aider à se préparer aux futures situations d’urgence.Déjà, cette initiative a commencé à faire changer les choses. En février de cette année, le Bureau de l’USAID pour l’assistance aux victimes de catastrophes à l’étranger (OFDA), le ministère britannique du Développement international (DFID) et Grands Défis Canada ont lancé une initiative de plusieurs millions de dollars pour soutenir les innovations qui engagent le secteur privé et font participer les communautés touchées à la fourniture et à la production locale d’eau potable et d’installations sanitaires, d’énergie, de renseignements d’importance vitale ou de fournitures et de services de santé pour aider les personnes les plus vulnérables et les plus difficiles à rejoindre touchées par des conflits. Cette initiative s’intitule Créer de l’espoir dans les zones en conflit : un Grand Défi humanitaire (voir go.nature.com/2kscfa2).En deux mois, nous avons reçu 615 propositions provenant de 87 pays; environ 300 provenaient de pays à revenu faible et intermédiaire, dont plus de 100 de pays touchés par un conflit en cours. Des subventions de démarrage d’environ 250 000 dollars américains seront accordées à des projets pilotes, et des subventions allant jusqu’à 1 million de dollars seront octroyées à un certain nombre de projets de « déploiement à l’échelle ». Les annonces sont attendues pour la fin de 2018. D’autres partenaires de financement devraient bientôt se joindre à cette initiative.Une fois qu’une solide série d’innovations aura été établie, le défi consistera à les déployer à l’échelle de manière durable. Grâce à un financement suffisant et à des partenariats efficaces, nous espérons voir progresser les priorités recensées ici.

Nature 559, 169-173 (2018)

doi: 10.1038/d41586-018-05642-8